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C’est en effet en yiddish, cette langue apprise tardivement, que Debora Vogel prit la décision d’écrire sa poésie, qu’elle traduisit par ailleurs elle-même en polonais. Nous sommes au début des années 1930 ; soucieuse de donner corps à ses réflexions esthétiques, cette proche et complice de Bruno Schulz publie alors ces deux livres : “Figures du jour. Poèmes” (1930), composés de poèmes écrits entre 1924 et 1929, puis “Mannequins” (1934) composés de poèmes écrits entre 1930 et 1932. Intimement liés, chacun de ces livres recoupe des thèmes communs : thématiques quotidiennes, tableaux urbains, attention portée aux matières, usage d’images récurrentes, convocation de figures géométriques (carré, rectangle, cercle, ellipse)…, leur double parution en un volume se trouvant ainsi justifiée.
Aspirant à un nouveau style naissant de l’ennui, elle l’adosse résolument à l’art pictural, plus précisément au cubisme puis au constructivisme dont, en tant que critique et théoricienne de l’art proche des milieux artistiques de son époque, elle avait une connaissance certaine ; ainsi s’en réclame-t-elle formellement, faisant siens les principes de “monotonie” et de “statisme”. Toutefois, les liens avec la peinture ne doivent pas nous faire oublier la part faite à la musique : rythme, techniques fondées sur l’usage de la répétition de mêmes éléments (choses, mots, situations), de l’énumération, rappelant des aspects du sérialisme ou de la musique répétitive.
Se défendant de se livrer à des expérimentations artificielles, Debora Vogel souligne la nécessité absolue, “au prix d’épreuves à caractère vital”, de cette poésie qu’elle qualifie de “poésie de la vie statique” ou encore de “nouvelle poésie lyrique”. On retiendra également que dans la préface à son premier recueil, elle fait référence, en le transformant, au mot de Karol Irzykowski, selon lequel il faut “brûler de l’intérieur pour produire une telle froideur”.
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Étudiante en philosophie à Vienne, Debora Vogel suit des études de lettres à Cracovie puis parfait sa formation de philosophe à l’université de Lwów. Titulaire d’une thèse sur l’influence de l’esthétique hégélienne sur le philosophe et historien de l’art Józef Kremer, elle traverse l’Atlantique pour découvrir New York et sillonne l’Europe, séjournant à Stockholm, Berlin et Paris, villes qui contribuent à faire d’elle une intellectuelle polyglotte et qu’elle évoquera de façon récurrente dans sa poésie, au premier chef Paris. C’est au cours de ces années de formation qu’elle apprend le yiddish. De retour à Lwów,
elle enseigne la psychologie dans un institut hébraïste de formation des maîtres et auprès d’enfants dans un orphelinat fondé par son père. Encouragée par Rachel Auerbach (1903-1976) dont elle a fait la connaissance dans des séminaires de philosophie, elle publie ses premiers poèmes en yiddish. Elle participa avec bonheur à la revue new-yorkaise “Inzikh” ( “En soi” ) et fut aussi une influente critique d’art (elle publia notamment un article sur Chagall dans la revue littéraire “Tsushtayer” ( “Contribution” ), dont elle inspire la politique éditoriale, ainsi que les premiers dessins de Bruno Schulz dont elle fut l’amie), et en tant que théoricienne de l’avant-garde, elle aura notamment conceptualisé l’art du montage et du photomontage jusque dans le domaine littéraire.
En 1941, elle est envoyée dans le ghetto de Lwów avec sa mère, son mari et son fils. Elle y sera assassinée au mois d’août 1942.
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